loading . . . Julien Mucchielli : « Les acteurs judiciaires vont devoir faire l’effort de comprendre l’incestuel » Dans son ouvrage « Qui a tué Virginie ? »*, notre collaborateur Julien Mucchielli explore l’affaire Mannechez, un dossier d’inceste qui s’est terminé de façon tragique. Virginie, tuée par son père qui était également son compagnon et le père de son enfant. Pour ce journaliste, la justice a encore du mal à saisir le contexte incestuel dans le cercle familial qui rend l’inceste possible.
Julien Mucchielli
Actu-Juridique : Qu’est-ce qui vous a attiré dans ce dossier au point de vouloir en faire un livre ?
Julien Mucchielli : J’ai assisté à un procès qui m’a bouleversé, et je pense que ça a été la condition nécessaire et suffisante pour instiller en moi l’idée d’écrire un plus. J’aurais été incapable d’entreprendre un tel travail, de plonger dans une telle matière, si l’effort n’avait pas été sous-tendu par une émotion puissante. C’est cela qui avant tout porte mon écriture. Au commencement était l’émotion, disait l’écrivain Céline.
Mais écrire sur quoi ?
En décembre 2018, je sors du procès de Denis Mannechez émotionnellement essoré, mais intellectuellement frustré. Je savais dès le départ que le premier dossier, celui des incestes et violences commis par le père sur ses enfants, ne serait pas rouvert, puisqu’il s’agissait, cette fois-ci, de juger un double homicide, mais il me semblait impossible de comprendre ce résultat final, celui du féminicide d’un père sur sa fille, sans revenir sur tout ce qui y a conduit. Je me doutais bien que le procès d’Amiens qui, en 2012, avait abouti à ce qu’une cour d’assises décide de laisser un père ayant violé ses filles repartir vivre conjugalement avec l’une d’elles et leur enfant commun, n’avait pas surgi de nulle part. C’est une vérité judiciaire qui avait été lentement composée au fil des années, et je voulais comprendre comment cela avait été possible. Pour moi, il y avait un sujet de société important à traiter, qui justifie qu’un journaliste se lance dans un travail d’ampleur, même des années après.
J’ai aussi été guidé par une certaine forme d’éthique journalistique. Je ne voulais pas laisser ce dossier tragique dans les limbes de la rubrique faits divers, où des journalistes utilisent des expressions comme « histoire d’amour hors norme » ou « conte de fée incestueux » (« Enquêtes criminelles », RTL, 27 novembre 2025) pour qualifier les viols incestueux commis par un père sur sa fille sous emprise, et offrent à un public de voyeurs les détails sordides des viols commis par un père sur ses enfants. Je voulais l’extraire du « frisson de l’horreur » pour apporter un éclairage « fait de société », et braquer la lumière sur tous les responsables de cette tragédie. Sans esprit vengeur ni agressivité, simplement exposer un système qui rend ce genre de drame possible. En bref, mener un travail de fond.
Actu-Juridique : « Qui a tué Virginie ? » est une plongée dans l’inceste lors de laquelle on découvre l’embarras de notre société face à ce type de crime…
JM : Notre compréhension de l’inceste repose sur un mythe édifié par l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, selon qui l’inceste était le tabou suprême, et que ce tabou structurait nos sociétés. Or, ce qui structure notre société, dit l’anthropologue Dorothée Dussy, que j’invoque au début de mon livre, c’est le silence autour de l’inceste. Il existe aujourd’hui de nombreuses études, livres, articles, et des statistiques éloquentes qui viennent valider sa théorie. 10% de la population française aurait subi un inceste, et environ 0,5% de ces incestes seraient pénalement sanctionnés. Je pense que ça se passe de commentaires.
L’inceste est un crime qui se commet dans le huis clos familial, là où l’enfant est soumis à la domination parentale. S’il ne trouve ni soutien, ni relai pour sa parole, il sera contraint de subir en silence. Si l’acte incestueux est majoritairement commis par des hommes, c’est une œuvre collective qui nécessite la complicité du reste des membres de la famille. A minima, leur silence.
Pourquoi vouloir protéger l’auteur d’un viol incestueux, alors qu’a priori, on est contre ? Pour sauvegarder l’ordre social et préserver la cellule familiale, ce qui fait que la victime qui dénonce est parfois – souvent – mise à l’écart pour avoir fait exploser la cellule familiale. C’est la rupture du silence qui est l’anomalie, et non l’inceste.
Des considérations plus prosaïques peuvent entrer en ligne de compte : son confort matériel personnel et parfois sa sécurité. Dans mon livre, la mère ne protège pas ses enfants, en partie par peur de la violence extrême de son mari. On met l’inceste sous le tapis et on sacrifie l’enfant pour l’intérêt de la communauté. De la même manière, dans les médias, l’inceste est le plus souvent traité comme un fait divers sordide, un acte isolé dont l’auteur revêt facilement la figure commode du monstre (celui que l’on montre), du pervers détraqué, pour éviter de s’interroger sur la banalité de ce crime qui, depuis la nuit des temps, ronge nos sociétés. Pour éviter à la société de se regarder dans une glace.
Dans cette série hors normes de faits divers, un père finit par tuer sa fille qui était aussi sa compagne et la mère de son enfant. La justice connaissait la situation. Pensez-vous qu’elle soit en partie responsable de cette fin tragique ?
Pas que la justice. C’est même cette responsabilité collective qui donne le titre à ce livre. Mais la responsabilité de la justice dans la mort de Virginie est écrasante. Le nombre d’erreurs et de fautes est vertigineux, c’est d’ailleurs un objectif essentiel du livre que de les lister, de les analyser et de nous interroger sur les causes de leur survenue. Ces causes sont multiples et complexes, mais je pense avant tout que les magistrats, gendarmes et avocats se sont fait berner par un mis en cause qu’ils ont cru avoir neutralisé, alors qu’il maintenait son emprise, par la manipulation, le chantage et la terreur sur toute sa famille. La justice a été aveugle. Elle a aussi été arrogante, en pensant que malgré toutes les manœuvres visibles du père pour essayer de s’en tirer, le dossier serait suffisamment solide pour lui infliger une lourde condamnation.
Je vais prendre un exemple : lorsqu’il est libéré de détention provisoire, Denis Mannechez est astreint à un contrôle judiciaire strict. Sa première obligation est de ne pas entrer en contact avec ses filles. Or, Virginie l’attend devant la prison, et ils vont immédiatement se réinstaller ensemble. C’est su par tout le monde : juge d’instruction, parquet, gendarmes – et on laissera faire. À ce stade, comment voulez-vous que le père ne se sente pas tout-puissant, et que ses enfants se disent : mon père est plus fort que la justice ? C’est ce qu’ils pensent tous, et c’est la raison pour laquelle sa famille fait bloc autour du père, soutient son narratif en défense. Ils veulent seulement sauver leur peau, car ils savent que personne ne les protégera, et que leur père est capable de les tuer. L’issue leur donnera raison.
Actu-Juridique : Le père était aussi violent avec ses fils, comment un dossier aussi lourd a-t-il pu être traité finalement avec aussi peu d’efficacité ?
JM : Ça, c’est en quelque sorte le scandale dans le scandale. Les fils ont parlé aux gendarmes et à la juge d’instruction de violences subies, puis se sont finalement rétractés sous la pression du père, qui a été acquitté de ces faits. Au procès de décembre 2018, les deux frères Mannechez ont livré des témoignages terrifiants, d’une puissance émotionnelle dévastatrice, en faisant le récit détaillé et véritablement horrifique de ce qu’ils ont subi, qui sans aucun doute est pénalement qualifiable d’actes de torture et de barbarie. Comment la justice est passée à côté de cela ?
Pour moi – et je ne veux ni minimiser l’inceste, ni lui ôter sa spécificité – les frères sont victimes de leur père au même titre que leurs sœurs. Ils ont subi la même terreur et sont également profondément marqués par ce système totalitaire terrifiant qu’il faisait peser sur eux. Ils ont aussi un regard sur cette affaire et sur cette famille qui apporte un éclairage différent de celui de Betty qui, jusqu’alors, a été la seule à s’exprimer dans les médias.
J’ai eu la chance que Tony et Dimitri acceptent de me parler – je dis dans mon livre pourquoi. Mon texte se nourrit de leurs témoignages, que j’ai pu longuement, et à de nombreuses reprises, recueillir. J’ai voulu qu’ils soient de véritables personnages nous permettant de cheminer tout du long de cette histoire terrible, pour mieux comprendre la nature insidieuse de l’emprise qu’ils subissaient, le fonctionnement de cette famille. C’était aussi une manière de leur restituer leur histoire, eux qui ont si souvent été gommés du récit familial et médiatique. Qu’ils puissent dire à la face du monde : nous aussi, on a souffert. Tous ces éléments viennent en regard des éléments des dossiers judiciaires qui composent ce récit, et des réflexions et analyses sur la mécanique de l’inceste d’une part, et l’aspect judiciaire de l’affaire, d’autre part.
Actu-Juridique : Quelles leçons la justice doit-elle tirer de cette affaire, à votre avis ?
JM : La première leçon à en tirer pour les acteurs judiciaire, c’est qu’il va falloir faire l’effort de comprendre ce qu’est l’inceste et l’incestuel, c’est-à-dire le contexte familial dans lequel surviennent les actes incestueux. Cela demande aux magistrats, aux policiers et gendarmes, mais également aux avocats, de se former et d’accepter de se remettre en question. Sur ce point, la situation est certainement meilleure qu’à l’époque de l’affaire, mais loin d’être réglée. Je l’observe régulièrement en correctionnelle, où des dossiers indigents sont jugés après trois renvois, trois ans après les faits, en moins d’une heure. C’est indigne.
Il faut aussi écouter les victimes, les accompagner et ne pas les lâcher, car l’emprise et le désarroi, chez ces enfants, sont puissamment ancrés. Il faut prendre en compte la spécificité de chaque inceste, et non pas projeter chez la victime nos représentations biaisées de l’inceste. Cela requiert de l’écoute et de l’humilité, mais c’est primordial pour aborder la complexité de chaque situation. Il ne faut pas renoncer à comprendre la complexité.
Tout ceci nécessite de l’attention, du temps et donc de l’argent, des moyens matériels. Or, comme nous le savons, notre justice est sinistrée, les délais de jugement, surtout en matière criminelle, sont si longs qu’ils relèvent du déni de justice. C’est très inquiétant. Sans la volonté politique qui doterait la justice de moyens pour combattre l’inceste, je pense qu’on peut rester pessimiste.
*Julien Mucchielli – Qui a tué Virginie ? – Editions Globe, 1er octobre 2025, 288 pages, 21 euros.
2025-12-02 11-45 https://www.actu-juridique.fr/droit-penal/violences-sexuelles/julien-mucchielli-les-acteurs-judiciaires-vont-devoir-faire-leffort-de-comprendre-lincestuel/