loading . . . Procès de Lafarge en Syrie : le parquet fustige des QPC qualifiées de « dilatoires » Au premier jour d’audience, les avocats ont plaidé pas moins de sept questions prioritaires de constitutionnalité. Parmi elles, trois ont été soulevées par les parties civiles et c’est inédit.
Entrée de la salle d’audience du tribunal judiciaire de Paris où s’est ouvert mardi 4 novembre le procès Lafarge (Photo : ©P. Cabaret)
Il règne une agitation de ruche dans la salle 2-01 du tribunal de Paris, ce mardi 4 novembre, alors que s’ouvre pour six semaines le procès de la société Lafarge et de sept personnes physiques, accusées d’avoir financé des groupes terroristes pour maintenir leur activité en Syrie en 2013 et 2014 (lire notre article ici ). À l’entrée de la salle, le traditionnel mur de caméras et de photographes signale que se tient un grand procès. À l’intérieur, il y a tant d’avocats de la défense qu’il a fallu mobiliser deux bancs dans les rangs du public en plus des travées qui leur sont réservées. Des chaises rouges ont été installées face au tribunal pour les prévenus. Elles remplacent les strapontins inconfortables prévus par l’architecte qui n’a pas aperçu la farce qui consistait à installer les personnes dont on fait le procès sur ces sièges au rabais que l’on réserve au théâtre aux spectateurs en surnombre. La salle bruisse des conversations, comme au début d’un concert. « Ils ont accordé autant de place aux avocats des parties civiles irrecevables qu’à nous », grince un avocat de la défense qui ne trouve nulle part où s’asseoir. De fait, la défense et les parties civiles ont en effet le même nombre de bancs…
Deux accusés absents, un troisième sous mandat d’arrêt
Tous les prévenus sont présents, à l’exception d’Ahmad Al Jaloudi, l’un des anciens responsables de la sécurité de l’usine, retardé semble-t-il, et de l’intermédiaire syrien Amro Taleb, sous contrôle judiciaire, représenté à l’audience mais absent. Les anciens cadres de Lafarge et leur ex-président se sont assis près de leurs avocats, à droite du tribunal quand on lui fait face. Le représentant de Lafarge en revanche s’est placé à gauche, côté parties civiles, c’est-à-dire avec les associations plaignantes, les anciens employés syriens de l’usine, et les victimes du 13 novembre venues montrer ce que les terroristes font de leur argent. Une manière de marquer symboliquement la distance que prend la société actuelle avec ses anciens collaborateurs que, par ailleurs, elle assigne devant le tribunal de commerce en réparation du préjudice qu’elle estime avoir subi de leur fait.
« Je n’ai jamais vu ça ! »
La première journée d’un procès pénal est souvent exclusivement consacrée à des questions de procédure, celle-ci ne fait pas exception. Mais elle se singularise sur la nature des objections soulevées : pas moins de sept questions prioritaires de constitutionnalité, dont trois par les parties civiles, ce qui est inhabituel. « Je n’ai jamais vu ça ! s’exclame la présidente Isabelle Prevost-Desprez. Et de prévenir, si l’une d’entre elle était retenue on ne se reverrait pas avant des mois ». En fait, il y a de fortes chances que le dossier soit présidé par quelqu’un d’autre, car elle prend sa retraite à l’été prochain.
« Le droit au juge n’est pas le seul droit de frapper à une porte close »
Le tribunal décide d’entendre en premier les QPC des parties civiles. Me Elise Le Gall, qui représente une partie des employés de Lafarge en Syrie, se lance. Les expatriés sont partis en 2013, mais les Syriens sont restés jusqu’à la prise de l’usine par l’EI le 19 septembre 2014. Certains d’entre eux ont été pris en otage, menacés, et même torturés. Le problème, c’est qu’au terme d’une jurisprudence constante, l’infraction obstacle que constitue le délit de financement du terrorisme ne peut pas générer de préjudice direct et interdit donc les constitutions de partie civile. La Cour de cassation l’a d’ailleurs rappelé dans ce dossier par un arrêt du 7 septembre 2021. C’est précisément cette jurisprudence que Me Elise Le Gall veut soumettre au contrôle de constitutionnalité, au nom « des victimes que la loi reconnait mais qu’une jurisprudence fait taire ». Si le financement est un acte de terrorisme, pourquoi refuser aux victimes de démontrer un préjudice direct ? s’interroge-t-elle. Pour l’avocate, cette jurisprudence porte atteinte à l’égalité devant la loi et au droit à un recours effectif. Elle rappelle que les salariés qu’elle représente ont dû franchir quotidiennement ces barrages lesquels se sont multipliés parce que Lafarge payait. Et de conclure : « Le droit au juge n’est pas le seul droit de frapper à une porte close ».
Me Joseph Breham prend sa suite pour défendre deux autres QPC similaires, lui aussi au nom d’anciens salariés syriens. Il rappelle que l’un de ses clients a subi 21 jours de détention, qu’un autre a été menacé d’être décapité, tandis qu’un troisième a eu les ongles arrachés.
La défense s’attaque à la définition du délit de financement du terrorisme
La défense quant à elle a décidé de traquer les failles de l’article 421-2-2 du Code pénal sur lequel se fondent les poursuites. Au terme de cet article « Constitue également un acte de terrorisme le fait de financer une entreprise terroriste en fournissant, en réunissant ou en gérant des fonds, des valeurs ou des biens quelconques ou en donnant des conseils à cette fin, dans l’intention de voir ces fonds, valeurs ou biens utilisés ou en sachant qu’ils sont destinés à être utilisés, en tout ou partie, en vue de commettre l’un quelconque des actes de terrorisme prévus au présent chapitre, indépendamment de la survenance éventuelle d’un tel acte ».
L’une des QPC pointe le flou de l’expression « en donnant des conseils à cette fin », soulignant les multiples sens du terme conseil incompatibles avec l’exigence de précision d’un texte répressif. Une autre dénonce le fait que l’élément matériel de l’infraction tend à absorber l’élément moral et que le texte d’origine, à savoir la Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme de 1999 (article 2) , exigeait une intentionnalité qui a disparu dans le texte français. Ce n’est pas autre chose que défend à son tour Me Solange Doumic, avocate de Christian Herrault, l’ancien directeur général adjoint opérationnel : il faut caractériser l’intention. À elle revient le soin de plaider l’un des axes majeurs de la défense : on ne peut pas réserver le même sort judiciaire à ceux qui financent volontairement le terrorisme et à ceux qui ont payé « sous le chantage, la menace, la peur, pour résister à une insécurité grandissante, pour refuser de se soumettre à des dangers plus grands » et l’avocate de s’interroger « est-il normal que ce soit le même texte ? » Le Conseil constiytutionnel exige qu’il n’y ait pas de disproportion manifeste entre le texte et l’infraction. Or, elle rappelle qu’à la page 174 de l’ordonnance de renvoi, les juges notent « absolument aucun des mis en examen n’est suspecté d’avoir eu la moindre sympathie pour les causes défendues (…) ou spécifiquement souhaité soutenir leurs objectifs, et plusieurs d’entre eux ont laissé des traces écrites de leur hostilité personnelle à leur encontre ou de leur volonté de transmettre parallèlement des renseignements aux autorités sur ce qu’ils ont pu percevoir de leurs actions ». Solange Doumic relève que le Conseil constitutionnel a déjà sanctionné trois textes terroristes à cause de sanctions excédant la gravité des faits concernant : la recherche de substances dangereuses, la consultation habituelle de sites terroristes, et le délit d’aide au séjour irrégulier en relation avec un projet terroriste.
La dernière QPC enfin, défendue par l’avocat de l’ancien PDG du groupe, Bruno Lafont, dénonce le fait qu’il existe dans le dossier des éléments centraux pour tout le monde auxquels l’accès est rendu impossible par les refus opposés aux demandes de déclassification. Or, ces décisions de refus sont sans recours et le juge n’a aucun moyen de les contrôler. « L’exécutif décide seul » s’insurge l’avocat.
Le parquet dénonce des manœuvres dilatoires
La présidente Isabelle Prevost-Desprez avait décidé que le parquet répondrait à l’ensemble des QPC en une seule fois. On ne se doutait pas que cette réponse renverrait des années en arrière, à l’époque où Eliane Houlette, procureure nationale financier, fustigeait les avocats qui déposaient des QPC en début de procès dans les affaires financières. Le sujet était si éruptif qu’il était immanquablement abordé à chaque rentrée solennelle. Sur fond de guerre entre avocats et magistrats, la QPC était devenue aux yeux de ces-derniers l’emblème de la manœuvre dilatoire. Or c’est précisément cette accusation qu’a lancé Olga Martin-Belliard, substitut du procureur national antiterroriste. « Sept années d’information judiciaire, treize mois d’audiencement et sept jours entre le premier dépôt de QPC et le début de cette audience », souligne-t-elle. Après avoir rappelé que cette affaire n’était pas financière, mais terroriste, – sous-entendu les habitudes des pénalistes des affaires n’ont rien à faire ici -, elle cite les propos d’Eliane Houlette lors de la rentrée solennelle 2019 du tribunal de Paris qui dénonçait alors « l’usage répandu et massif des artifices procéduraux pour retarder la comparution des mis en examen devant le tribunal » et regrettait que cela « dévalorise les travail des juges d’instruction ».
Un lapsus revendiqué
La magistrate est si irritée qu’elle commet à deux reprises un lapsus qui déclenche des sourires entendus sur les bancs de la défense en évoquant les questions prioritaires de « culpabilité. » Sans surprise, elle balaie les trois questions relatives à la constitutionnalité du délit de financement du terrorisme, estimant qu’elles ne remplissent pas les conditions de transmission. Lorsqu’Aurélie Valente, vice-procureure, prend sa suite, elle commence par revendiquer le lapsus de sa collègue qu’elle explique par leur impatience commune d’en venir au débat de fond sur la culpabilité des prévenus. Elle balaie ensuite la question relative à la déclassification, déjà soulevée dans cette affaire et déjà rejetée, puis passe à celles des parties civiles. « Nous percevons l’intérêt stratégique de la défense d’avoir attendu maintenant pour demander de transmettre leurs QPC, grince-t-elle, le dilatoire donc, mais nous ne comprenons pas celles des parties civiles alors qu’il a été si difficile de mener au bout cette instruction ». Me Joseph Breham lui avait répondu par anticipation en expliquant que ses clients n’étaient pas enthousiastes à l’idée qu’en cas de succès de ces demandes, le procès soit renvoyé, mais il leur avait expliqué que l’intérêt général primait. Et l’intérêt général en l’espèce, c’est de faire tomber ce mur qui les empêche de se constituer partie civile dans certaines infractions.
On s’inquiète que le vieil argument de la QPC dilatoire, que l’on croyait enterré à Paris depuis le départ en retraite d’Eliane Houlette et de Catherine Champrenault (ancienne procureure générale de Paris) réapparaisse à l’occasion de ce procès. L’accusation d’instrumentaliser la procédure est grave, elle montre que les tensions entre avocats et magistrats ne sont jamais tout à fait éteintes. À l’issue de l’audience, un représentant de la défense confiait suite à ces attaques « le dossier n’a pas bougé pendant des années, c’est normal que l’on réponde quand tout redémarre ». Le tribunal se prononcera cet après-midi sur les QPC, puis il entendra de nouveaux arguments de procédure, concernant cette fois des irrégularités dans l’ordonnance de renvoi qui ne correspond pas exactement, sur les faits incriminés, les dates et les lieux de prévention, aux mises en examen concernant aux moins deux prévenus. La tenue de ce procès dans le calendrier initialement prévu demeure incertaine. https://www.actu-juridique.fr/droit-penal/terrorisme/proces-de-lafarge-en-syrie-le-parquet-fustige-des-qpc-qualifiees-de-dilatoires/