loading . . . Christine Sourgins : « La beauté relie les hommes, entre eux, et à travers le temps » Historienne de l’art, Christine Sourgins vient de publier aux Editions Boleine « Anatomie de la beauté » et « Géographie du beau »*. Ce sont les deux premiers opus d’une série de cinq volumes qui ambitionne de refonder une théorie de la beauté artistique pour le monde contemporain.
Christine Sourgins
Actu-Juridique : Vous êtes une voix singulière dans le monde de l’art où vous osez briser certains tabous. Comment êtes-vous arrivée dans cet univers ?
Christine Sourgins : Je suis un pur produit de l’École de Jules Ferry, quand elle fonctionnait encore : la première de la famille accédant aux « études », d’où une soif d’apprendre ; les générations précédentes rêvaient d’école mais finissaient à l’usine. Elles savaient travailler le bois, le métal, avaient le sens du bel objet, chinaient dans les brocantes et réparaient tout. Côté maternel, on travaillait la terre à la force du poignet, observant la nature, les animaux ; la beauté, celle qu’on reçoit du ciel et des champs comme celle qu’on crée, avec les moyens du bord, allait de soi : ma grand-mère poitevine gagna, involontairement, un concours de maisons fleuries… Ce milieu, où l’on a le sens du travail bien fait, prisait la justice, la vérité, la liberté : sous l’Occupation, les hommes prirent les armes au maquis ; les femmes observaient, étaient les yeux et les oreilles de la clandestinité. Disons qu’en prenant la plume pour ferrailler contre une oppression d’un nouveau genre, j’ai suivi l’exemple familial !
Actu-Juridique : Quel a été votre premier contact avec l’art et comment cela a-t-il déterminé votre parcours ?
CS : Le premier peintre vu à l’ouvrage, c’était mon père, un pur amateur lancé dans un panorama de 2 mètres sur 2 pour agrandir visuellement notre minuscule salon. Le Louvre s’y invita grâce au feuilleton TV « Belphégor ». Contrairement à un truisme bobo, les classes populaires ne sont pas tétanisées mais émerveillés par les musées et la beauté. Nous allâmes donc au Louvre et c’était encore mieux que la fiction en noir et blanc ! Les livres d’art et la peinture absorbaient mon argent de poche, mais la section C mathématique s’imposa « car là, il y avait les meilleurs profs, y compris en français, histoire et philosophie ! » assurait-on. Tout en rêvant d’art, j’obtenais donc un bac C, avec une mention due à l’option libre … le dessin. Je fréquentais les ateliers, dont la Grande Chaumière, quand l’ouverture de Beaubourg fit tout basculer. Une photo montrant l’artiste Gina Pane se blesser volontairement fit dire à ma mère : « tu ne vas quand même pas entrer aux Beaux-Arts pour t’ouvrir les veines ? ». Renseignements pris, je découvris que c’était une « performance », que l’art pouvait être « conceptuel » etc… Je crus qu’une mode passagère égarait l’Art hors de l’Art, mais le temps qu’elle passe, je jugeais plus sage d’aller à l’École du Louvre car on y apprenait à travers l’objet concret. Je m’inscrivis aussi à l’Université, à l’Institut d’art de Paris IV et en section histoire à la Sorbonne… Ces trois cursus s’emboitaient : histoire générale, histoire de l’art, connaissance des objets…
Actu-Juridique : À votre avis, quand et pourquoi, l’Art contemporain a-t-il commencé à basculer dans la bureaucratie que vous dénoncez ?
CS : La bureaucratie doit beaucoup au système mis en place par Jack Lang au début des années 80. Certes, il y eut des réussites, comme le prix unique du livre ou l’éclosion des radios libres. Mais dans les Arts plastiques, derrière les paillettes et les petits fours , l’aspect conceptualisant de l’art fut encouragé au détriment des peintres ou des sculpteurs, ces artistes de l’œil et de la main pensante étant ostracisés comme des hors-l’histoire, des réacs, voire des fachos. L’Art dit contemporain est international, mais il a bénéficié en France de la tradition colbertiste où l’État soutient et encadre la création. Ailleurs, en Chine par exemple, l’apparition d’un Art très contemporain n’a ni détruit ni déconsidéré la peinture à l’encre ; les collectionneurs chinois étant fiers d’aider et d’acheter les artistes chinois, ce qui en Europe passe pour un chauvinisme indécent.
Actu-Juridique : Dans Les mirages de l’art contemporain, vous avez le courage de dire « le roi est nu », autrement dit de mettre en lumière les faux-semblants de ce que vous désignez par AC ….On aurait donc raison de ne pas accepter de qualifier d’œuvre artistique une grenouille géante, pour prendre un exemple tiré de l’actualité récente** ? Si oui, pourquoi ?
CS : Le mot « Art contemporain » est un vocable si piégé qu’il est incontestable : personne ne s’imagine contre l’art ou ses contemporains ! En réalité, il est l’art d’une toute petite partie de nos contemporains qui usent de procédures artistiques s’originant dans les trouvailles de Marcel Duchamp : le coup d’envoi est son urinoir de 1917. Par la suite, ce courant se développe à bas bruit sur le flanc du grand Art moderne, car le terme Art contemporain n’apparait qu’au milieu des années 70 : voilà donc un Art « contemporain » depuis plus d’un siècle ! J’ai proposé, pour lever toute ambiguïté, le sigle AC. Les nouveautés s’appellent ready-made, installation, performance : l’idée y prime la forme, le concept est hégémonique, c’est l’intention qui compte. La beauté n’y est plus un point de visée, l’AC n’est donc pas un des « beaux-arts », mais est-ce encore un art ? Puisque c’est le projet derrière l’objet qui importe le plus, en manipulant d’abord des concepts, des idées, avant d’y inféoder des formes, est-ce qu’on ne manipule pas directement l’esprit du spectateur ?
Si on peut encore parler d’art, c’est seulement au sens de technique : techniques de manipulations, subversives, agissant par en dessous, contraignant en douceur. Ainsi la baudruche-grenouille à la tête dégonflée, place Vendôme, est présentée comme ludique, en référence à une parade new-yorkaise. Mais la signification, en ce lieu d’excellence française, lors d’un salon international, est ailleurs . Déjà, avait été installé ici, en 2014, un « arbre » vert et gonflable ayant la forme d’un « plug-anal » géant : cette provocation, qui célébrait certaines pratiques et mœurs, fut dégonflée par des « réacs ». La grenouille, de même structure et couleur, y répond. D’avance dégonflée, elle assène aux « réacs » : « quoique vous fassiez, votre rébellion tourne à notre avantage : vous êtes les vaincus » (pour rester polie). Pour ceux qui auraient du mal à comprendre, les jeux de mots, de concepts, de formes, chers à l’AC : la grenouille adopte une pose humiliante, présentant son arrière-train, manière d’enfoncer le clou ou plutôt le plug ! Or le batracien, pour les anglo-saxons, symbolise les Français mangeurs de grenouilles, un stéréotype qui sert souvent au french bashing . Il faut rire de l’excellence française, de ses prétentions à « l’exception », tout doit se fondre dans la globalisation… heureuse, bien sûr !
Actu-Juridique : On a le sentiment qu’il y a, dans les arts plastiques contemporains, aujourd’hui, deux mondes. L’un, surmédiatisé, international et financiarisé dont l’emblème pourrait être Jeff Koons, qui s’inscrit dans la provocation et la rupture. L’autre composé d’artistes qui créent en marge de ce marché des œuvres souvent de grande qualité, mais qui demeurent confidentielles et sont beaucoup moins cotées…
CS : C’est exactement cela. Internet et les réseaux sociaux ont un peu oxygéné ce milieu, lui offrant une visibilité que le système de l’AC leur refuse. Il y a un mieux mais pour chercher un artiste (ou un auteur), il faut d’abord en avoir entendu parler : le Net n’est pas aussi prescripteur que les médias main-stream. Or en face, il y a le rouleau compresseur de l’AC, qui est l’art de la mondialisation et rend de multiples services : dissoudre dans l’ironie, le jeu, les identités perçues comme des freins à la mondialisation, culpabiliser les réticents, ceux qui ont le mauvais goût de « l’enracinement », et célébrer l’artiste d’AC international, toujours en mouvement, en innovation, médiatique, et dont l’art cote partout autour de la planète. En tant qu’art financier, l’AC est une source de placements, de spéculation, et pourquoi pas, à l’ombre des port-francs ou ailleurs, de défiscalisation, de blanchiment… Mais il est bien plus : c’est un club pour nouveaux riches qui se réunissent de manière informelle et festive, lors des grandes foires ou expos, occasions de rencontres et d’affaires ; lors des ventes aux enchères, un milliardaire y trouve un bon coup de com’ et soigne son ego dans le livre des records. Face à tous ces avantages, la beauté fait pâle figure pour « ces gens-là », comme chantait Brel.
Actu-Juridique : Vous fréquentez beaucoup d’artistes, comment vivent-ils cette situation ?
CS : Mal car souvent ils ne comprennent pas pourquoi, alors que, plastiquement, ils font bien mieux que ce qui trône dans les centres d’art, ils sont constamment rejetés. Ceux qui vivent le plus mal sont ceux de ma génération : ils n’ont pas eu le temps d’éclore qu’ils étaient déjà aux oubliettes ! Et quand la peinture réapparait, à la faveur de l’après Covid, ce sont les jeunes peintres qui sont montés en épingle. Les jeunes pousses savent « coacher », réseauter sur Internet etc. L’ancienne génération s’est accrochée, a tenu bon, certains se sont épuisés à enseigner, à transmettre, sans récolter les fruits de cette ténacité : il y a là une grande injustice ; pour le moment, j’espère.
Actu-Juridique : Après avoir déconstruit les déconstructeurs qui écartent la beauté du champ de l’art tout en s’appropriant le titre d’artiste***, vous vous lancez dans un exercice encore plus ambitieux qui consiste à refonder une théorie de la beauté artistique pour notre monde contemporain, expliquez-nous le sens de votre travail.
CS : « Anatomie de la beauté », et les livres qui suivront édités chez Boleine, voudrait contribuer à la renaissance de cette notion-clé de l’Occident, qui interrogeait déjà Platon…. Ce n’est pas une exploration sociologique ou philosophique du beau, encore moins une histoire au sens chronologique, même si, en tant qu’historienne de l’art, je tiens compte de ces apports. Je me méfie du « démon de la théorie » et préfère une approche pragmatique passant par l’histoire de la pensée et des images, pour renouveler des débats devenus impasses : la beauté est-elle objective ou subjective ? Est-elle universelle ou relative ? Le beau est-il dogmatique, doit-on discuter des goûts et des couleurs ? Des recherches récentes, par exemple en neurologie sur les neurones-miroirs, ou l’observation des préoccupations artistiques animalières, pour certains une « proto-esthétique », tout cela change la donne. Et cette « Anatomie du beau », peu à peu, s’avère une « physiologie » car le beau est vivant, un aspect cher à certains philosophes du début du XXème siècle, dont Gilson, aujourd’hui souvent ignoré. La manière de ressentir le beau, d’en discuter, de nous offrir une joie qui relie plutôt qu’un plaisir qui isole, questionne aussi notre manière de faire société. La beauté est un liant vivifiant qui nous unit à la nature, à l’harmonieux cosmos des Grecs, mais qui relie aussi les hommes, entre eux, et à travers le temps.
Actu-Juridique : Après « Anatomie de la beauté », quels seront les prochains titres et les thèmes abordés ?
CS : “Géographie de la beauté” détaille les climats et terroirs où la beauté peut s’épanouir ou pas : l’harmonieux, le sublime, le joli, l’étrange, le laid, etc. Il est sorti le 6 novembre. Viendront en 2026, “Bienfaits du beau” qui traite en particulier des voies spirituelles du beau ; puis il y aura “Beautés singulières”, celles qui posent problème, comme la beauté des nus ou la beauté du mal. Enfin “Guerre à la beauté ! ” expliquera pourquoi et comment le monde moderne (plus seulement l’AC) a livré bataille contre le beau.
Actu-Juridique : Croyez-vous possible que la financiarisation de l’art et les excès qu’elle a entraînés prennent fin et que l’on renoue avec une conception plus traditionnelle de l’art et de la beauté ?
CS : C’est possible, à la faveur d’un épuisement des ressources de la planète qui obligerait l’humanité à repenser l’essentiel, cependant le proverbe chinois nous avertit « quand les gros maigrissent, les maigres meurent ». Au lieu d’attendre que la mécanique impersonnelle des circonstances arrange ou non les choses à notre place, et si l’on quittait l’idéologie, le politiquement correct, pour reprendre conscience de notre patrimoine, matériel et immatériel, où réside des forces vives que nous avons délaissées, dont la beauté … ?
* Anatomie de la beauté, éditions Boleine , octobre 2025, 250 pages, 15 euros et Géographie de la beauté, éditions Boleine, novembre 2025, 200 pages, 15 euros.
**À l’occasion de la foire Art Basel Paris, du 20 au 26 octobre 2026, l ‘artiste Alex Da Corte a installé place Vendôme un ballon vert à l’effigie de Kermit la Grenouille .
***Dans « Les mirages de l’art contemporain » dans lequel elle se livre à une critique radicale de l’art contemporain. L’ouvrage a reçu le prix de l’humanisme chrétien 2007. Publié à l’origine à La Table ronde, l’ouvrage a été réédité en 2023 chez Eyrolles, 402 p, 9,90 euros. https://www.actu-juridique.fr/culture/christine-sourgins-la-beaute-relie-les-hommes-entre-eux-et-a-travers-le-temps/