loading . . . Crise gouvernementale : quand l’“année blanche” devient noire Crise gouvernementale : quand l’“année blanche” devient noire
hschlegel
jeu 16/10/2025 - 18:35
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« Gel, suspension, “année blanche” : pour acheter sa survie, le gouvernement a opté pour l’immobilisme. Or, dans un monde mouvant, ne rien faire est une décision qui a des conséquences réelles – et souvent fâcheuses.
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C’était donc ça qu’il fallait faire pour apaiser la droite et les socialistes : choisir l’inaction. Il faut que rien ne change pour que rien ne change, semble s’être dit Sébastien Lecornu, las d’être renversé comme un pion. D’où la timidité de ses propositions qui, passé quelques mesurettes de détail, se résument à vouloir figer l’existant. On “gèle” le barème de l’impôt sur le revenu ; on “suspend” la réforme des retraites ; on décrète une “année blanche”, soit le maintien de certaines dépenses publiques au niveau de l’année précédente.
Ça a l’air si inoffensif, une “année blanche” : on l’imagine douce et indolore, flottant dans les frimas de janvier 2025 tels de légers flocons de neige, nimbant d’un brouillard cotonneux notre frilosité collective. La stratégie est habile : qui songerait à se révolter contre une absence d’action ? Lorsqu’on se mobilise, c’est généralement pour protester contre un changement qui nous déplaît. “Bloquons tout !”, appelaient en septembre les manifestants, comme s’il fallait freiner une accélération sociétale et capitaliste dans laquelle ils s’estimaient lésés. En un sens, le gouvernement semble les avoir entendus : incapable de refondre quoi que ce soit, il s’est résigné à bloquer, lui aussi – en l’occurrence les dépenses publiques et les mesures d’adaptation habituelles à la conjoncture, comme la revalorisation des pensions et des minima sociaux en fonction de l’inflation.
Or cette absence de changement n’est qu’apparente. N’en déplaise aux Lecornu de ce monde, on ne peut arrêter ni le temps ni le réel. Celui-ci est “création continue d’imprévisible nouveauté”, comme le formule Henri Bergson dans “Le possible et le réel” (in : La Pensée et le Mouvant). “À vrai dire, il n’y a jamais d’immobilité véritable, si nous entendons par là une absence de mouvement”, explique le philosophe dans “La perception du changement” (paru dans le même recueil).
“Le mouvement est la réalité même, et ce que nous appelons immobilité est un certain état de choses identique ou analogue à ce qui se produit quand deux trains marchent avec la même vitesse, dans le même sens, sur deux voies parallèles : chacun des deux trains apparaît alors comme immobile aux voyageurs assis dans l’autre. […] Les voyageurs des deux trains ne peuvent se tendre la main par la portière et causer ensemble que s’ils sont ‘immobiles’ c’est-à-dire s’ils marchent dans le même sens avec la même vitesse”
Henri Bergson, conférence sur “La perception du changement” (1911)
D’un parti à l’autre, nos responsables se serrent la main en croyant rester immobiles, tels les voyageurs de Bergson. C’est oublier que les trains du réel sont toujours en marche, si j’ose dire, contrairement au parti présidentiel : tandis que les députés se satisfont de ce semblant d’immobilisme, l’inflation court, la dette file, la pauvreté s’aggrave. Ainsi, la suspension de la réforme des retraites a des effets bien concrets. Face au déséquilibre démographique vertigineux qui est le nôtre, l’inaction est une décision : elle alimente une dette explosive qui n’attend pas notre accord pour enfler. “Ô, temps, suspends ton vol !”, chantait Lamartine ; mais à force de nier le réel, il revient en boomerang.
De même, la non-revalorisation des barèmes fiscaux et prestations sociales en fonction de la hausse des prix a des effets notables sur le pouvoir d’achat. Si personne ne songerait à pleurer sur le gel des pensions des retraités les plus aisés, rappelons-nous que les foyers plus modestes seront les premières victimes de l’inaction gouvernementale, eux dont les minima sociaux seront mécaniquement rognés par l’inflation. D’après l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), les ménages les moins favorisés verront leur revenu disponible (rapporté au niveau de vie) baisser de 1% – contre 0,3% pour les plus aisés – et seront nombreux à basculer sous le seuil de pauvreté. Autrement dit, l’année blanche pourrait bien se transformer, une fois consommée, en année noire pour les plus fragiles. Enfin les classes moyennes ne seront pas épargnées : avec le gel du barème d’impôts, une partie d’entre elles deviendra imposable, et ce alors que la hausse des prix viendra grever leurs finances. “L’inflation, c’est de la taxation sans législation”, pointait l’économiste Milton Friedman. Elle fait faire des économies à l’État de manière subreptice, indolore – tout en rognant sur les revenus des citoyens.
Bref, cette année blanche est tout sauf anodine. Au lieu de taxer les riches ou de réduire les dépenses étatiques, on décide de faire peser l’effort budgétaire sur le contribuable moyen, les générations futures et les plus fragiles – mais sans se faire d’ennemis, puisqu’on prétend n’avoir rien changé. Et si l’on bloquait ce blocage ? »
octobre 2025 https://www.philomag.com/articles/crise-gouvernementale-quand-lannee-blanche-devient-noire?utm_source=&utm_campaign=socialpilot