loading . . . Israël va-t-il devenir une “super-Sparte” ? Israël va-t-il devenir une “super-Sparte” ?
nfoiry
mar 23/09/2025 - 17:00
En savoir plus sur Israël va-t-il devenir une “super-Sparte” ?
Faire d’Israël une “super-Sparte” : c’est ce que souhaite le Premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou. Avec quelles conséquences ? Retour sur un modèle politique qui a suscité, chez les philosophes, autant d’enthousiasme que de méfiance.
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Le régime socio-politique spartiate est l’un des plus singuliers de l’Antiquité. La cité grecque est une dyarchie, c’est-à-dire qu’elle est dirigée par deux chefs, dont le pouvoir est essentiellement religieux et militaire. Les gérontes (conseil de 28 anciens formant la gérousie) élaborent les lois et jugent les affaires graves. Les cinq éphores, puissants magistrats élus parmi les citoyens, surveillent les rois, assurent l’ordre public et s’occupent des affaires étrangères. Ils disposent de certaines compétences judiciaires, mais surtout de l’essentiel du pouvoir exécutif : c’est ce qui se rapproche peut-être le plus de ce que les régimes modernes nomment gouvernement.
À la base de ces institutions, on trouve l’Apella : l’assemblée des citoyens (en grec, homoioi, les « égaux ») qui vote, sans réel débat, les lois proposées par la gérousie. Les homoioi forment en réalité une petite élite : autour de huit mille personnes au Ve siècle avant notre ère, à l’apogée de Sparte. En dessous d’eux, on retrouve les périèques, hommes libres mais sans droits politiques, et surtout l’armée des Hilotes dont le statut s’apparente à celui des serfs, sans toutefois être assimilable à celui d’esclave. Ce sont eux qui font tourner l’essentiel de la machine économique de Sparte. Les citoyens, eux, participent à la chose publique, mais surtout – devoir autant que privilège – aux opérations militaires, qui occupent une place centrale dans la vie de la cité connue pour ses hauts faits guerriers.
La guerre, pilier de Sparte
Sparte est en effet une société extrêmement militarisée. À la naissance, les nouveau-nés mâles sont présentés aux Anciens, et les plus fragiles, les infirmes, les mal formés – incapables de remplir leur rôle dans l’armée – sont éliminés. Dès l’âge de 7 ans, les enfants sont confiés à la cité. C’est là que commence leur éducation militaire, afin de faire d’eux de farouches hoplites, ces soldats d’infanterie de la Grèce antique. Les exercices sont quotidiens, épuisants. À 12 ans, ils entrent à la caserne, où ils apprennent le maniement des armes. On leur inculque une véritable « éthique du soldat » : résistance à la douleur, maîtrise des peurs, persévérance… Le développement de la solidarité, de la cohésion entre les futurs frères d’armes est au cœur de cette agôgè (« éducation »). Les jeunes hommes partagent les mêmes conditions de vie rudes : dortoirs inconfortables, repas communs… Ils apprennent à se confronter à la vue du sang, à mettre à mort sans remords.
À 18 ans arrive la dernière étape avant l’accession à la communauté des citoyens : la crypte. Pendant une année entière, les aspirants citoyens les plus talentueux sont envoyés hors de la cité et doivent survivre par leurs propres moyens, sans aucune aide, pendant des mois. Platon décrit cette phase d’entraînement dans son dialogue Les Lois : « On envoyait un jeune hors de la ville, avec consigne de ne pas être vu pendant tel laps de temps. Il était donc forcé de vivre en parcourant les montagnes, en ne dormant que d'un œil, afin de ne pas être pris, sans avoir recours à des serviteurs ni emporter de provisions. C'était aussi une autre forme d'exercice pour la guerre, car on envoyait chaque jeune homme nu, en lui enjoignant d'errer toute une année à l'extérieur, et de se nourrir à l'aide de rapines et d'expédients semblables, cela de manière à n'être visible pour personne. »
“À Sparte, la grande cause, c’est la guerre. Son esprit, c’est le sacrifice de l’individu pour quelque chose de plus grand que soi, pour la communauté, pour la cité, pour l’État ou la loi”
Pauvrement vêtus, à peine armés, les jeunes hommes endurent des conditions de vie très éprouvantes. Celles-ci doivent permettre le développement de qualités militaires tout en contrastant, à bien des égards, avec la future vie de soldat, comme l’observe l’historien Pierre Vidal-Naquet dans Le Chasseur noir. Formes de pensée et formes de société dans le monde grec (1981) : désarmement face au lourd équipement du hoplite, solitude contre collectivité, meurtre par ruse et embuscade versus combat « à la loyale ». Les Cryptes participent, notamment, à la grande « guerre » ritualisée lancée chaque année contre les Hilotes : ils sont encouragés à s’infiltrer, de nuit (car le Crypte ne doit pas être vu), dans les villages des Hilotes, et d’en tuer le plus possible – en particulier les Hilotes influents, puissants, ceux qui seraient susceptibles de mener une révolte que Sparte n’a jamais cessé de redouter. Les jeunes qui survivent à la Cryptie intègrent l’hippeis, l'élite de l'armée civique.
Bref, la guerre est partout à Sparte. Comme l’écrit Jean-Jacques Rousseau dans Du contrat social, « outre les maximes communes à tous, chaque peuple renferme en lui quelque cause qui les ordonne dʼune manière particulière ». À Sparte, la grande cause, c’est la guerre. Son esprit, c’est le sacrifice de l’individu pour quelque chose de plus grand que soi, pour la communauté, pour la cité, pour l’État ou la loi. Sparte, écrit le critique littéraire Albert Thibaudet (1874-1936) dans La Campagne avec Thucydide (1922), « représente par excellence cette chose toute grecque, ignorée du reste du monde oriental et qui fonde non seulement la cité, mais la science et la philosophie : le règne de la loi, et, plus encore, l’héroïsation de la loi. La loi oppose un être abstrait, rationnel et fixe à la domination personnelle et arbitraire d’un homme. » L’homogénéité du corps civique à l’instant t s’étaye sur l’immuabilité de la loi qui donne son sens au commun. « Nous sommes ce que vous fûtes ; nous serons ce que vous êtes » : tel est le slogan des Spartiates.
Une cité rousseauiste ?
Les philosophes ont, sur la cité lacédémonienne – Lacédémone est l’ancien nom de Sparte –, porté des jugés variés. Dans sa Constitution des Lacédémoniens, Xénophon loue le soucie de moralité du régime qui discipline, brutalement, les conduites pour assurer le caractère vertueux des citoyens : « Dans les autres cités, chaque fois que surgit un lâche, il a juste l’appellation de lâche et le lâche va sur l’agora, siège et s’exerce au même endroit que le brave, s’il le veut ; à Lacédémone, chacun rougirait d’avoir le lâche pour commensal, de l’avoir pour compagnon d’exercices à la lutte. » Rousseau lui-même se montre également assez enthousiaste : « Les mœurs de Sparte ont toujours été proposées en exemples à toute la Grèce ; toute la Grèce était corrompue, et il y avait encore de la vertu à Sparte ; toute la Grèce était esclave, Sparte seule était encore libre » (« Dernière réponse de Jean-Jacques Rousseau [à M. Bordes] »).
“Aux yeux de Rousseau, Sparte propose, dans sa rusticité, une organisation socio-politique qui éloigne moins l’homme de la simplicité de l’état de nature”
Athènes, richissime ville commerçante, est classée du côté de la corruption des mœurs naturelles. Sparte, dans sa rusticité, propose une organisation socio-politique qui éloigne moins l’homme de la simplicité de l’état de nature, pour Rousseau. Ce dernier reconnaît même la valeur du principe d’élimination des enfants infirmes : « La nature en use précisément avec [les hommes dans l’état de nature] comme la loi de Sparte avec les enfants des citoyens ; elle rend forts et robustes ceux qui sont bien constitués, et fait périr tous les autres : différente en cela de nos sociétés, où l’état, en rendant les enfants onéreux aux pères, les tue indistinctement avant leur naissance » (Discours sur l’inégalité). En somme, comme le résume la philosophe Paule-Monique Vernes, Sparte est pour Rousseau « le type même de la société politique juste » : c’est « l'État où la vertu a été la plus pure et a duré le plus longtemps ».
Une république faible ?
Plus ambivalent, Machiavel, de son côté, étudie le cas de Sparte avec son habituel pragmatisme. Quelles conditions ont permis les succès de l’organisation politique spartiate ? Pour le Florentin, « Sparte […], gouvernée par un roi et par un Sénat très peu nombreux, put se maintenir aussi longtemps, parce qu'il y avait peu d'habitants, et qu'on en avait fermé l'entrée aux étrangers » (Discours sur la première décade de Tite-Live). Les deux éléments vont de pair : la petitesse démographique de la cité a rendu possible la relative homogénéité d’un peuple, assurant sa capacité à marcher « comme un seul homme » sans discuter. La fermeture aux étrangers est tout particulièrement décisive pour Machiavel : « Lycurgue, fondateur de Sparte, convaincu que rien ne parviendrait plus facilement à corrompre ses lois que le mélange de nouveaux habitants, disposa tout pour éloigner les étrangers de sa ville. »
“Pour Machiavel, Sparte est condamnée, par son incapacité à faire une place au dissensus en son sein, à ne jamais s’étendre sans dépérir”
Dès que Sparte, victorieuse d’Athènes, a étendu son influence sur l’ensemble de la Grèce, les choses se sont renversées. « Ayant soumis presque toute la Grèce, [Sparte] à la plus légère attaque, découvrit la faiblesse de ses fondements. À peine Thèbes se fut révoltée, ayant Pélopidas en tête, que les autres villes de la Grèce se soulevèrent également, et Sparte fut presque détruite. » Sparte est, de ce point de vue, une « république faible », condamnée par son incapacité à faire une place au dissensus en son sein, à ne jamais s’étendre sans dépérir. Rome est le modèle opposé : celui d’une république qui, pour s’étendre, a accepté d’intégrer de nouvelles populations au corps civique et a réussi à faire une place au « trouble » dans ses institutions. « Enlever à Rome les semences de troubles, c'était aussi lui ravir les germes de sa puissance, écrit Machiavel. Car tel est le sort des choses humaines qu'on ne peut éviter un inconvénient sans tomber dans un autre. »
Quoique très opposés sur une multitude de points, Hegel et Constant partagent une méfiance encore plus prononcée à l’égard du modèle spartiate. Pour Hegel, Athènes est le berceau des « individualités plastiques », d’une « grande activité, d’une grande mobilité, d’une grande extension de l’individualité à l’intérieur d’une mentalité morale » (Leçons sur la philosophie de l’histoire). Au contraire, Sparte a entièrement écrasé l’individualité : nous y voyons « la vertu abstraite rigide, la vie pour l’État, mais qui refoule la mobilité, la liberté de l’individualité ». C’est un reproche presque identique qu’émet Constant. Sparte incarne à ses yeux la « liberté des Anciens » sous une forme exacerbée, extrême : la participation aux affaires publiques se mue en soumission totale à l’État, qui ne laisse plus aucune place à la pluralité humaine. Constant dénonce un « asservissement des individus », qui, souvent, est passé pour « l’idéal d’une parfaite république ». Il défend, à l’inverse, la « liberté des modernes » – la possibilité pour chacun de mener, dans la limite nécessaire à la coexistence pacifique, sa vie comme il l’entend.
“Hannah Arendt alerte contre le risque que ‘les Juifs palestiniens dégénèrent en l’une de ces petites tribus guerrières dont l’histoire nous a amplement enseigné depuis l’époque de Sparte les possibilités limitées’”
Pourquoi Nétanyahou s’appuie sur le modèle spartiate ?
L’idée de transformer Israël en nouvelle Sparte ne peut manquer de susciter des inquiétudes. S’agit-il de resserrer, comme à Sparte, la communauté politique autour d’un groupe restreint le plus homogène possible ? De restreindre la citoyenneté de l’État hébreu aux seuls Juifs entièrement dévoués à la survie du pays ? Qu’adviendrait-il, alors, des 2 millions d’Arabes qui vivent en Israël ? Seront-ils réduits au rang d’Hilotes ? Devront-ils être chassés – et vers où ? Comme le souligne Hannah Arendt dans ses Écrits juifs, un certain courant du sionisme – qui a fini par s’imposer – était hanté par l’idée qu’une « population homogène » était la condition sine qua non à la réussite de l’entreprise d’édification d’un « État-nation » juif en Palestine. Dès 1948, avec la première guerre israélo-arabe, Arendt redoute que ce « tout petit peuple » n’en finisse jamais avec les armes : or, selon elle, un État guerrier « ne peut être institué qu’aux dépens du foyer national juif ».
Arendt se réfère directement à Sparte – pour mieux critiquer ce régime. Elle alerte contre le risque que « les Juifs palestiniens dégénèr[ent] en l’une de ces petites tribus guerrières dont l’histoire nous a amplement enseigné depuis l’époque de Sparte les possibilités [limitées] ». Emportée dans ses conflits territoriaux avec une foule de voisins hostiles, « la communauté juive de Palestine finirait par se séparer du corps plus large du peuple juif et, dans son isolement, se développerait en un peuple entièrement nouveau ». Surtout, cette menace existentielle « obligerait le nouvel État israélien à organiser l’ensemble du peuple dans une mobilisation permanente potentielle ; la menace constante d’une intervention armée influencerait nécessairement l’orientation de tout le développement économique et social, et pourrait éventuellement aboutir à une dictature militaire. »
Après son apogée au Ve siècle, Sparte a subi un lent déclin. Minée par une faible démographie et des guerres incessantes, elle a essuyé une défaite importante contre Thèbes lors de la bataille de Leuctres (371 av. J.-C.), qui a précipité sa chute. Aurait-elle connu un autre sort si sa structure politique avait été différente ? Impossible à dire, évidemment. Mais le parallèle avec l’Israël d’aujourd’hui interroge. Comme l’analyse la philosophe Martine Leibovici dans notre dernier hors-série consacré à Arendt, « un groupe qui se constitue en peuple politique est nécessairement traversé par des divisions qu’il s’agit d’assumer. Un peuple politique est pluriel. Cela va contre le caractère fusionnel des groupes opprimés » – comme le furent les Juifs. « Un groupe ne peut s’en tenir à cette chaleur s’il aspire à une existence politique, ce qui implique d’assumer les divisions internes. » Divisions internes que le pouvoir israélien en place ignore ou rejette. Pour combien de temps encore ?
septembre 2025 https://www.philomag.com/articles/israel-va-t-il-devenir-une-super-sparte?utm_source=&utm_campaign=socialpilot