loading . . . Prisons : quand l’abolitionnisme rencontre le féminisme Prisons : quand l’abolitionnisme rencontre le féminisme
hschlegel
dim 02/02/2025 - 13:00
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Supprimer les prisons ? C’est la proposition d’Angela Davis et de trois autres féministes universitaires américaines dans un plaidoyer qui vient d’être traduit en français : Abolition. Féminisme. Tout de suite (Éditions Daronnes, 2025). Une réflexion politique et militante qui bouscule quelques évidences.
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Que l’institution carcérale soit en crise, en France comme ailleurs, c’est un constat qui est unanimement partagé. Presque toujours, pourtant, c’est dans la perspective d’améliorer les conditions de détention qu’on pose le problème des prisons, dont on déplore en règle générale l’état : archaïsme de la conception, vétusté du bâti, sur-occupation des cellules, sous-effectif du personnel d’encadrement apparaissent comme des maux bien identifiés qui engendrent de multiples problèmes de promiscuité, de violence et d’hygiène de prisonniers – des manquements régulièrement dénoncés par l’Observatoire international des prisons ou Amnesty International. En 2020, la France a d’ailleurs été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme pour l’indignité des conditions de vie réservées aux détenus. La solution consiste-elle à rénover et agrandir les prisons existantes et à en construire de nouvelles ?
Questionner le recours à la prison
C’est une tout autre lutte qu’entend mener ce collectif qui réunit Angela Davis, Gina Dent, Erica Meiners et Beth Richie – auxquelles on peut ajouter l’essayiste Rokhaya Diallo qui signe la préface de l’édition française – dans Abolition. Féminisme. Tout de suite (Éditions Daronnes, 2025). La vraie question, selon elles, est celle de l’existence même des prisons. C’est le principe de l’incarcération qu’elles souhaitent combattre, parce qu’il leur apparaît aussi inopérant qu’injuste. À leurs yeux en effet, non seulement les prisons ne jouent aucun rôle éducatif ou dissuasif, mais en outre, elles prolongent et perpétuent les oppressions qui existent déjà dans la société civile, en ciblant spécifiquement les populations les plus dominées, racisées et démunies.
Leur constat s’inscrit à ce titre dans la lignée des analyses menées par Michel Foucault dans Surveiller et Punir (Gallimard, 1975), qui a montré comment le recours à l’emprisonnement s’est généralisé à la fin du XVIIIe siècle au point de devenir la peine de référence pour tout le système répressif, en France et au-delà, alors même que cet « art de punir » reposant sur la privation de liberté n’a jamais réellement prouvé son efficacité pour réduire la criminalité. En déléguant toute la prise en charge de la criminalité au système carcéral, a-t-on gagné en sécurité ? Rien n’est moins sûr.
Le “féminisme abolitionniste” : un exemple de la convergence des luttes
On comprend cependant que c’est bien au nom de valeurs universelles que les féministes abolitionnistes se mobilisent contre toutes les formes d’oppression, dont la carcéralité fait partie à leurs yeux. Féminisme et abolitionnisme leur semblent indissociables, comme aussi l’antiracisme et le combat contre l’homophobie : n’est-ce pas ce que le penseur américain W. E. B. Du Bois avait en tête lorsqu’il a inventé le concept de « démocratie de l’abolition » ?
Toutes les luttes pour l’émancipation convergent dans une même direction, à savoir en direction de ce que le féminisme abolitionniste considère comme les « causes profondes de [la criminalité] : la pauvreté, le suprématisme blanc, la misogynie ». Des causes qui seraient diffuses, structurelles et systémiques à l’échelle de la société, et qui obligeraient toutes les victimes à une forme de solidarité, considérant « que les causes profondes du racisme, des violences policières et des violences de genre sont les mêmes, et que le militantisme visant à mettre fin aux violences de genre doit tenir compte de la manière dont l’oppression structurelle et la violence étatique façonnent et aggravent même l’impact sur les survivant·es et les autres personnes impliquées. »
D’un féminisme l’autre
Les hommes représentent plus de 96 % de l’ensemble des détenus, contre moins de 4% pour les femmes. Au moins, personne n’accusera les féministes abolitionnistes de vouloir servir leurs intérêts particuliers ! C’est ce qui ne laisse pas d’étonner dans leur revendication. De même, on peut avoir du mal à admettre qu’il se trouve des féministes à la pointe de ce combat en faveur de l’abolitionnisme quand on sait tous les efforts déployés par d’autres pour que soient au contraire mis derrière les barreaux les auteurs d’agression sexuelles et de violences faites aux femmes.
La cause abolitionniste pourra à cet égard paraître contre-intuitive à un certain féminisme… c’est-à-dire à celui que le féminisme abolitionniste entend dépasser parce qu’il le considère comme obéissant aux « récits conventionnels, encore trop souvent centrés sur les femmes blanches et les organisations dominantes ». Faut-il aller jusqu’à considérer que « le viol et l’instrumentalisation raciste de l’accusation de viol [sont] fondamentalement liés » ? La question divise autant qu’elle dérange, et il est difficile d’y répondre de manière impartiale, sans y plaquer ses opinions politiques.
Un raisonnement plus pragmatique qu’il n’y paraît
Que celles et ceux qui voient ici une rhétorique purement militante ne s’y trompent pas : la radicalité de cet abolitionnisme n’est pas qu’une question idéologique. Elle obéit aussi à un raisonnement pragmatique. Pourquoi, en effet, persister dans une logique répressive qui n’a pas suffisamment fait ses preuves et qui ne réussit pas à repousser le danger ? Si, « de fait, les violeurs ne sont pas en prison », estiment les autrices, on ne peut pas se permettre d’attendre le très hypothétique moment où les violeurs ne courront plus les rues – ni les domiciles familiaux, puisqu’en réalité, c’est plus souvent ici que ça se passe. On comprend mieux pourquoi elles ont ajouté « Tout de suite » au titre de leur plaidoyer : de ce point de vue, il y a urgence.
Abolition. Féminisme. Tout de suite, d’Angela Davis, Gina Dent, Erica Meiners et Beth Richie, traduit de l’anglais par A. Aidolan Ague, vient de paraître aux Éditions Daronnes. 364 p., 25€, disponible ici.
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