loading . . . La symbolique du bestiaire médiéval vue par Huysmans _Joris-Karl Huysmans (1848-1907) est un critique d’art et un auteur initialement naturaliste qui exerça à la fin du XIXe siècle une grande influence sur le mouvement décadent, avant de connaître une conversion religieuse intense. Dans _La Cathédrale _(1898), son héros Durtal, lui aussi fraîchement converti, se lance au chapitre XIV dans la rédaction d’un article de synthèse sur la symbolique animale médiévale. Ses affres ne seront pas inconnus de certains membres du lectorat de ce blog…_
QUELLE bouillie pour les chats, quelle bouteille à l’encre que cette ménagerie du bien et du mal, s’écria Durtal, en posant sa plume.
Il s’était attelé depuis le matin à un travail sur la faune symbolique du Moyen Âge ; au premier abord, cette étude lui avait semblé plus neuve et moins ardue, moins longue à traiter, en tout cas, que cet article qu’il avait projeté d’écrire sur les Primitifs allemands ; et il demeurait maintenant, ahuri, devant ses livres et ses calepins, en quête d’un fil conducteur, perdu dans cet amas de textes contradictoires accumulés devant lui.
Procédons par ordre, se dit-il ; si tant est que dans ce capharnaüm une méthode de sélection soit possible.
Onocentaure, BnF, Fr. 22532, folio 308v.
Le Bestiaire du Moyen Âge connut les monstres du Paganisme, les **satyres** , les **faunes** , les **sphynx** , les **harpies** , les **onocentaures** , les **hydres** , les pygmées, les **sirènes** ; tous furent pour lui des variantes de l’Esprit du mal ; il n’y a donc pas de recherches à effectuer au sujet de leurs acceptions ; ils ne sont que d’anciens résidus ; aussi la véritable source de la zoologie mystique n’est-elle pas dans la mythologie, mais bien dans la Bible qui partage les animaux en mondes et immondes, les emploie à clicher des vertus et des vices, insinue en certaines espèces des personnages célestes, en d’autres le démon.
Ce point de départ acquis, notons que les liturgistes du bétail distinguèrent la bête de l’animal, englobèrent, sous le premier de ces titres, les créatures indociles et les fauves ; sous le second, les animaux au caractère doux et craintif, les races domestiques.
Observons encore que les ornithologues de l’Église convinrent que les oiseaux étaient les justes ; que, d’autre part, Boèce, souvent copié par les auteurs du Moyen Âge, leur impartit, au contraire, le renom de l’inconstance et que saint Méliton en fait, tour à tour, les sosies du Christ, du diable, du peuple juif ; ajoutons enfin que, sans tenir compte de ces opinions, Richard de Saint-Victor voit dans le volucre, le symbole de la vie intérieure, comme il voit dans le quadrupède l’image de la vie extérieure… et nous ne sommes pas plus avancés, murmura Durtal.
Ce n’est pas cela. Il s’agit de découvrir une autre répartition, plus serrée et plus claire.
Les divisions de l’histoire naturelle seraient inutiles ici, car un bipède et un reptile ont souvent dans le répertoire du symbolisme le même sens ; le plus simple est de sérier la ménagerie religieuse en deux grandes classes ; les bêtes réelles et les monstres ; il n’est aucun animal qui ne puisse rentrer dans l’une ou dans l’autre de ces catégories.
Durtal réfléchit, puis :
Néanmoins, pour donner un ensemble plus net, pour mieux apprécier l’importance que s’attribuent, dans la mythographie catholique, certaines familles, il sera bon de sortir des rangs les bêtes qui translatent Dieu, la Vierge, le Diable, de les mettre à part, quitte à les reprendre lorsqu’elles justifieront d’autres commentaires, de trier également celles qui coïncident avec les Évangiles et servent à la confection du Tétramorphe.
Le dessus de cette fourrière ôté, nous pourrons alors examiner le fretin, décrire le langage imagé des animaux extraordinaires et des extravagants.
La faune emblématique de Dieu est nombreuse ; les Écritures regorgent d’êtres destinés à nuancer le Sauveur. David le compare en sa personne au **pélican** de la solitude, au **hibou** dans son nid, au **passereau** solitaire sur un toit, à la **colombe** , au **cerf** altéré ; les psaumes sont un recueil analogique de ses qualités et de ses noms.
Agneau christique, BnF, Latin 1156 B, folio 166.
D’autre part, saint **Isidore de Séville** , Mgr sainct Ysidore, ainsi que l’appellent les naturalistes d’antan, incorpore Jésus dans l’**agneau** , à cause de son innocence ; dans le **bélier** parce qu’il est le chef du troupeau, voire même dans le **bouc** , en raison de la ressemblance que le Rédempteur consentit de la chair du péché.
D’autres le portraitisent dans le **bœuf** , la **brebis** , le **veau** , bêtes du sacrifice ; d’autres dans les animaux, symboles des éléments, dans le **lion** , l’**aigle** , le **dauphin** , la salamandre, rois de la terre, de l’air, de l’océan et du feu ; d’autres, tels que saint Méliton, l’évoquent dans le **chevreau** et le **daim** , le poursuivent jusque dans le chameau qui personnifie pourtant, d’après une version différente du même auteur, le désir du fla-fla, le goût de la vaine louange ; d’autres encore le transfèrent dans le **scarabée** , comme saint Eucher ; dans l’**abeille** , considérée cependant ainsi qu’un infâme pécheur, par Raban Maur ; d’autres enfin spécifient, avec le **phénix** et le **coq,** sa résurrection, avec le **rhinocéros** et le **buffle** , sa colère et sa force.
L’iconographie de la Vierge est moins dense. Sainte Marie peut être célébrée par toute créature chaste et bénigne. Dans ses _Distinctions monastiques,_ l’anonyme anglais la nomme avec cette même **abeille** que nous venons de voir si maltraitée par l’archevêque de Mayence ; mais Elle fut surtout décrétée par la **colombe** qui est peut-être l’oiseau dont le belluaire ecclésial se soit le plus occupé.
D’après tous les mystiques, la **colombe** est l’image de la Vierge et du Paraclet. Suivant sainte Mechtilde, elle est la simplicité du coeur de Jésus ; selon Amalat Fortunaire et Yves de Chartres, elle manifeste les prédicateurs, la vie religieuse active, — en opposition avec la **tourterelle** qui décèle la vie contemplative, — parce qu’elle vole et gémit, en bande, tandis que la tourterelle se réjouit, seule, à l’écart.
Pour Brunon d’Asti, la colombe est encore un modèle de la patience, une effigie des prophètes.
Quant au bestiaire infernal, il s’étend à perte de vue ; tout le monde des animaux fantastiques s’y engouffre ; puis dans la série des bêtes réelles défilent : le **serpent** , l’**aspic** des Écritures, le **scorpion** , le **loup** désigné par Jésus même, le **léopard** dénoncé par saint Méliton comme se référant à l’Antéchrist ; le **tigre** dont la femelle assume le péché d’arrogance ; l’**hyène** , le **chacal** , l’**ours** , le **sanglier** qui, dans les psaumes, ravage la vigne du Seigneur ; le**renard** qualifié de persécuteur hypocrite par Pierre de Capoue, de suppôt de l’hérésie par Raban Maur ; les autres fauves ; puis le**pourceau** , le **crapaud** , engin des maléfices, le **bouc** , portrait de Satan même, le **chien** , le **chat** , l’**âne** sous la forme desquels le Diable s’ébruite dans les procès de sorcellerie du Moyen Âge ; la **sangsue** honnie par l’anonyme de Clairvaux1 ; le **corbeau** qui sortit de l’arche et ne revint pas ; il exprime la malice et la colombe qui revint, la vertu, dit saint Ambroise ; la **perdrix** qui, d’après le même auteur, dérobe et couve des œufs qu’elle n’a pas pondus.
Sangsue, KB, MS KA 16, folio 135r.
Si l’on en croit Théobald, le Démon est encore relayé par l’**araignée** , car elle craint le soleil autant que le Malin craint l’Église et elle tisse plus volontiers sa toile, la nuit que le jour, imitant en cela Satan qui attaque l’homme lorsqu’il le sait endormi, sans force pour se défendre.
Enfin le Prince des Ténèbres est également parodié par le **lion** , par l’**aigle** , pris alors dans un déplorable sens.
Le même fait se reproduit dans la faune expressive et dans la symbolique des couleurs et des fleurs, songeait Durtal ; toujours la double face ; les deux significations opposées existent presque constamment dans la science des hiéroglyphes, sauf cependant dans la branche des gemmes.
C’est ainsi que le lion défini par sainte Hildegarde de « figure du zèle de Dieu », que le lion, image du Fils, devient, chez Hugues de Saint-Victor, l’emblème de la cruauté. Se basant sur le texte des psaumes, les physiologues l’identifient à Lucifer. Il est, en effet, le **lion** qui cherche à ravir les âmes, le lion qui se jette sur sa victime ; David l’accouple au **dragon** qu’on foule aux pieds ; et, dans sa première Épître, saint Pierre le montre rugissant, en quête d’un chrétien à dévorer.
De même pour l’**aigle** que Hugues de Saint-Victor institue l’étalon de l’orgueil. Choisi par Brunon d’Asti, par saint Isidore, par saint Anselme, pour commémorer le Sauveur pêcheur d’hommes, car il fond du haut du ciel sur les poissons nageant à fleur d’eau et les enlève, l’**aigle** , déjà classé, par le Lévitique et le Deutéronome, parmi les bêtes impures, se mue, en sa qualité même d’oiseau de proie, en un simulacre du Diable, emportant, pour les déchiqueter, les âmes.
En résumé, tout **fauve** , tout **volucre** féroce et tout **reptile** est un avatar du Très-Bas, conclut Durtal.
Tétramorphe. BnF, MS Latin 461, folio 135v.
Passons au Tétramorphe.. Les animaux évangéliques sont connus.
Saint Matthieu, qui développe le thème de l’Incarnation, précise la généalogie humaine du Messie, a pour signe caractéristique l’homme.
Saint Marc qui s’occupe plus spécialement de la thaumaturgie du Fils, qui s’étend moins sur sa doctrine que sur ses miracles et sur la Résurrection, a pour attribut le **lion**.
Saint Luc qui traite plus particulièrement des vertus de Jésus, de sa douceur, de sa patience, de sa miséricorde, qui s’arrête plus longuement sur son immolation, est armorié par le **bœuf** ou par le **veau**.
Saint Jean qui promulgue avant tout la divinité du Verbe est blasonné par l’**aigle**.
Et l’acception donnée au **bœuf** , au **lion** , à l’**aigle** , est en parfait accord avec la forme et le but personnels de chacun de ces Évangiles.
Le **lion** , qui symbolise la toute-puissance, allégorise également, en effet, la Résurrection.
Tous les physiologues d’antan, sainte Épiphane, saint Anselme, saint Yves de Chartres, saint Brunon d’Asti, saint Isidore, Adamantius admettent cette légende qu’après sa naissance, le lionceau reste pendant trois jours inanimé, puis il s’éveille, le quatrième jour, lorsqu’il entend le rugissement de son père et bondit, plein de vie, hors de son antre. Tel le Christ, ressuscitant après trois jours, et sortant de sa tombe, à l’appel du Père.
La croyance existait encore que le lion dormait, les yeux ouverts ; aussi devint-il le modèle de la vigilance ; et saint Hilaire et saint Augustin virent, dans cette façon de se reposer, une allusion à la nature divine qui ne s’éteignit pas dans le sépulcre, alors que l’humanité du Rédempteur y subissait une réelle mort.
Enfin comme il paraissait acquis que cet animal effaçait la trace de ses pas sur le sable du désert avec sa queue, Raban Maur, saint Épiphane, saint Isidore, acceptèrent qu’il signifiât le Sauveur voilant sa divinité sous des traits charnels.
Pas ordinaire, le **lion** ! s’exclama Durtal. Heu, fit-il, consultant ses notes, le **bœuf** est plus modeste. Il est le parangon de la puissance et de l’humilité ; il synthétise, selon saint Paul, le sacerdoce ; le prédicateur suivant Raban Maur ; l’évêque d’après Petrus Cantor, parce que, dit cet auteur, le prélat est coiffé d’une mitre dont les deux cornes ressemblent à celles du bœuf et qu’il se sert de ces cornes qui sont la science des deux Testaments pour découdre les hérétiques ; mais, en dépit de ces interprétations plus ou moins ingénieuses, le bœuf est, en somme, la bête de l’immolation, du sacrifice.
Quant à l’**aigle** , il est, nous l’avons dit, le Messie se précipitant sur les âmes pour les capter, mais d’autres versions lui sont encore attribuées par saint Isidore et par Vincent de Beauvais. À les entendre, l’aigle qui veut éprouver ses aiglons les suspend à ses serres, plane devant le soleil et les force à fixer, avec leurs prunelles qui commencent à s’ouvrir, l’orbe incandescent de l’astre. « L’aiglon que cette fournaise éblouit est lâché, rejeté par l’oiseau. Ainsi Dieu repousse l’âme qui ne peut fixer sur lui l’œil contemplatif de l’amour.»
Aigle, Bayerische Staatsbibliothek, MS Clm 6908, folio 83r.
Il est encore le symbole de la Résurrection, et saint Épiphane et saint Isidore l’expliquent de la sorte :
L’aigle, quand il vieillit, s’en va frôler de si près le soleil que ses plumes s’embrasent ; ranimé par ces flammes, il se plonge dans une fontaine, s’y baigne trois fois et s’en évade régénéré ; n’est-ce pas d’ailleurs la paraphrase du verset du Psalmiste : « Ta jeunesse sera renouvelée ainsi que celle de l’aigle. » Enfin sainte Madeleine de Pazzi l’envisage autrement et le tient pour l’image de la foi appuyée sur la charité.
Il va falloir mettre ces documents en place dans mon article, soupira Durtal, rangeant, sous une chemise à part, ces notes.
Voyons maintenant la faune chimérique originaire de l’Orient, expédiée en Europe par les Croisades et déformée par l’imagination des enlumineurs de missels et des imagiers.
En tête le **dragon** qui rampe et s’essore déjà dans la mythologie et dans la Bible.
Durtal se leva et s’en fut chercher dans sa bibliothèque les _Traditions tératologiques_ de Berger de Xivrey ; ce livre contenait de longs extraits de ce roman d’Alexandre qui fit la joie des grands enfants, au Moyen Âge.
« Les dragons, raconte cet écrit, sont plus grands que tout autre serpent et plus longs… Ils volent en l’air qui se trouble par le dégorgement de leur punaisie de venin… Ce venin est si mortel que si une personne en est polluée ou atteinte, il lui semblerait être en un feu ardent et lui enlèverait la peau, à grosses vessies, comme si la personne était échaudée. » Et l’auteur ajoute : « La mer par leur venin s’en enfle. »
Ils ont une crête, des griffes aiguës, une gueule qui siffle et ils sont presque invincibles. Albert le Grand avance néanmoins que les enchanteurs qui les veulent dompter tapent à tour de bras sur des tambours et les dragons qui s’imaginent ouïr le roulement du tonnerre qu’ils appréhendent, se laissent alors manier aisément et prendre.
L’ennemi de ce reptile ailé est l’**éléphant** qui parvient parfois à l’écraser, en tombant de tout son poids dessus ; mais la plupart du temps, il est occis par le dragon qui se repaît de son sang dont la froideur apaise l’insupportable cuisson que lui vaut son propre venin.
Après ce monstre, le **griffon **qui participe du quadrupède et de l’oiseau, car il a le corps du lion, la tête et les serres de l’aigle ; puis le basilic, considéré tel que le roi des serpents ; il a quatre pieds d’étendue, une queue de la grosseur d’un arbre et tachée de blanc. Sa tête porte une huppe en forme de couronne ; sa voix est stridente et son regard foudroie, un regard, dit le roman d’Alexandre, « si pénétratif que, sur toutes bêtes venimeuses et autres, il est pestilentiel et mortel ». Il est vrai que son souffle n’est ni moins périlleux, ni moins fétide, car « de son haleine sont toutes choses infectées et, en mourant, lorsqu’il la veut dégorger, il est si puant que toutes autres bêtes le fuient… ».
Belette attaquant un basilic.
Aberdeen University Library, Univ. Lib. MS 24 (Aberdeen Bestiary), folio 66r.
Son adversaire le plus redoutable est la **belette** qui l’égorge, bien qu’elle soit « petite bête comme un rat » ; ainsi Dieu n’a rien fait sans cause et sans remède, conclut le pieux auteur du Moyen Âge.
Pourquoi la belette ? Rien ne nous l’apprend ; est-elle au moins cette bestiole qui rendait un pareil service, honorée par nos pères d’un favorable sens ? Pas du tout.
Elle est un spécimen de la dissimulation, de la dépravation et elle s’apparie à la vie dégoûtante des baladins. À mentionner aussi que ce carnassier qui était présumé concevoir par la bouche et enfanter par l’oreille est classé parmi les animaux impurs de la Bible.
Cette homéopathie zoologique est un peu incohérente, pensa Durtal, à moins que l’acception similaire prêtée à ces deux animaux se combattant ne veuille dire ceci que le Démon se dévore lui-même.
Vient ensuite le **phénix** , « un oisel, très bel en ses plumes, qui ressemble au paon, est moult solitaire et vit de graines de frène » ; il a, de plus, une livrée de poudre surdorée et parce qu’il est censé renaître de ses cendres, il particularise invariablement la Résurrection du Christ.
Puis la licorne qui fut une des plus étonnantes créations du naturalisme mystique.
« Elle est une bête très cruelle qui a le corps grand et gros, de façon d’un cheval ; sa défense est une corne grande et longue de demi-toise, si pointue et si dure qu’il n’est rien qui, par elle, n’en soit percé… Quand on la veut prendre, on fait venir une pucelle au lieu où l’on sait que la bête repaît et fait son repaire. Si la licorne la voit et qu’elle soit pucelle, elle va se coucher en son giron, sans aucun mal lui faire et, là, s’endort ; alors viennent les veneurs qui la tuent… Aussi, si elle n’est pas pucelle, la licorne n’a garde d’y coucher, mais tue la fille corrompue et non pucelle. »
D’où il ressort que la licorne est une des références de la chasteté ; au même titre qu’un animal bien surprenant aussi, et dont nous entretient saint Isidore, le porphyrion.
Celui-là possède un pied en patte de perdrix et un autre palmé comme celui d’une oie ; son originalité consiste à pleurer l’adultère et à aimer son maître d’un tel amour qu’il meurt de compassion sur son sein, lorsqu’il sait que sa femme le trompe. Aussi, ce que cette espèce n’a point tardé à s’éteindre !
Voyons, il nous reste encore des êtres fabuleux à répartir, murmura Durtal, en fouillant, de nouveau, dans ses papiers.
Il trouvait la wivre, sorte de Mélusine, moitié femme et moitié serpent, une bête très cruelle, pleine de malice et sans pitié, assure saint Ambroise ; le manicore qui a la face d’un homme, les yeux pers, la crinière cramoisie d’un lion, une queue de scorpion et un vol d’aigle ; celui-là est insatiable de chair humaine ; le léoncrotte, issu de l’hyène mâle et de la lionne, nanti d’un corps d’âne, de jambes de cerf, d’un poitrail de fauve, d’une tête de chameau armée de dents terribles ; le tharande qui, d’après Hugues de Saint-Victor, a la taille du bœuf, le profil du cerf, le pelage de l’ours et change de couleur, ainsi qu’un caméléon ; enfin le moine de mer, le plus déconcertant de tous, car Vincent de Beauvais l’enseigne, son buste couvert d’écailles et muni, en guise de bras, de nageoires hérissées de crocs, meut un chef tonsuré de moine dont le bas s’effile en museau de carpe.
Le bestiaire en a encore inventé d’autres, ne fût-ce, par exemple, que ces gargouilles, ces créatures hybrides matérialisant les vices vomis, rejetés du sanctuaire, rappelant au passant qui les voit expumer à pleine gueule les lies des gouttières, qu’hors de l’Église, ce ne sont que gémonies de l’esprit et cloaques d’âme ! Mais, se dit Durtal en allumant une cigarette, ce dessus du panier me paraît suffire ; d’ailleurs, au point de vue symbolique, cette ménagerie est peu intéressante, car tous ces monstres, wivre, manicore, léoncrotte, tharande, moine de mer, ne diffèrent point ; tous incarnent l’Esprit du Mal.
Il tira sa montre. Allons, reprit-il, j’ai encore le temps, avant de dîner, de parcourir la série des animaux authentiques ; et il feuilleta la liste des volatiles.
Le coq, fit-il, est la prière, la vigilance, le prédicateur, la Résurrection, car, le premier, il se réveille dès l’aube ; le **paon** qui est doté, suivant un vieil auteur, « de voix de diable et de queue d’ange », est un réceptacle d’idées contradictoires. Il implique l’orgueil, l’immortalité, selon saint Antoine de Padoue, et aussi la vigilance, à cause des yeux qui parent ses plumes ; le pélican est la figure de la contemplation et de la charité ; de l’amour, suivant sainte Madeleine de Pazzi ; le **passereau** , de la solitude pénitente ; l’**hirondelle** , du péché ; le **cygne** , de l’orgueil, selon Raban Maur, de la diligence et de la sollicitude, d’après Thomas de Cantimpré ; le rossignol est indiqué par sainte Mechtilde, ainsi que l’âme affectueuse ; et la même sainte rapproche l’**alouette** des gens qui accomplissent, avec gaieté, les bonnes œuvres ; à remarquer aussi que, dans les vitraux de Bourges, l’alouette ou calandre est le témoignage de la charité envers les malades.
En voici d’autres que définit Hugues de Saint-Victor. Pour lui, le **vautour** caractérise la paresse ; le **milan** , la rapacité ; le **corbeau** , les détractions ; la **chouette** , l’hypocondrie ; le **hibou** , l’ignorance ; la **pie** , le bavardage ; la **huppe** , la malpropreté et le mauvais renom.
Tout ça, tout ça, c’est bien emmêlé, soupira Durtal, et j’ai peur qu’il n’en soit de même des mammifères et des autres bêtes.
Il colligea quelques pièces. Le **bœuf** , l’**agneau** , la **brebis** , nous les avons parqués ; le **mouton** prototype la douceur et la timidité et saint Pacôme incorpore en lui le moine qui vit, ponctuel et docile, et aime ses frères. De son côté, saint Méliton délègue le sens d’hypocrisie à l’**autruche** , de puissance du siècle au **rhinocéros** , de fragilité humaine à l’**araignée** ; signalons encore au passage, dans la classe des crustacés, l’**écrevisse** qui interprète l’hérésie, la synagogue, parce qu’elle marche à reculons et rétrograde dans la voie du bien ; dans la série des **poissons** , la **baleine** , symbole du sépulcre, de même que Jonas qui en sortit après trois jours est le symbole de Jésus ressuscité ; parmi les rongeurs, le castor, image de la circonspection chrétienne, car, dit la légende, lorsqu’il est poursuivi par des chasseurs, il s’arrache avec les dents la poche qui contient le _castoreum_ et le jette à l’ennemi. Ce pourquoi, il est également la traduction animale de la phrase des Évangiles déclarant qu’il faut retrancher le membre qui scandalise et est une occasion de chute. Arrivons et arrêtons-nous devant la cage des fauves.
BM Rouen, Ms 1044 folio 18.
D’après Hugues de Saint-Victor, le **loup** est l’avarice et le **renard** la fourberie ; de son côté, Adamantius voit dans le **sanglier** la fureur et dans le **léopard** , la colère, les embûches et l’audace ; quant à la **hyène** qui change de sexe à volonté et imite à s’y méprendre la voix de l’homme, elle est la vivante formule de l’hypocrisie, alors que sainte Hildegarde le démontre, la **panthère** est, à cause de la beauté de ses taches, le signe de la vaine gloire.
Inutile maintenant de nous appesantir sur le **taureau** , sur le **bison** , sur le **buffle** ; les initiés groupent en eux la force brutale et l’orgueil ; pour le **bouc** et le **porc** , ils sont des vases de luxure et de fange.
Ils partagent ce privilège avec le **crapaud** , bête immonde, vestiaire du Diable qui emprunte ses contours afin d’apparaître à des saintes, à sainte Térèse, pour en citer une. Quant à la pauvre **grenouille** , elle est aussi malfamée que ce batracien, parce qu’elle lui ressemble.
Meilleur est le renom du **cerf** , exemple, d’après saint Jérôme et Cassiodore, du chrétien qui détruit le péché par le sacrement de pénitence ou par le martyre. Portrait de Dieu dans les psaumes, il est encore le païen qui désire le baptême ; enfin, la légende lui assigne une haine du serpent, autrement dit du Démon, si véhémente qu’il l’attaque, dès qu’il le peut, et le dévore, mais il meurt, s’il reste ensuite trois heures sans boire ; aussi après ce repas court-il dans les forêts en quête d’une source et s’il la rencontre et se désaltère, il rajeunit de plusieurs années ; la **chèvre** , elle, est parfois considérée d’un mauvais œil et confondue avec le bouc, mais plus souvent elle désigne le Bien-Aimé auquel la compare l’Épouse du Cantique ; le **hérisson** , qui se cache dans les trous, contrefait, selon saint Méliton, le pécheur ; selon Pierre de Capoue, le pénitent. Quant au **cheval** , il est marqué par Petrus Cantor et Adamantius, ainsi qu’un être de vanité et de présomption, opposé au bœuf qui est toute gravité, toute simplesse. Il convient de ne pas oublier néanmoins que, pour embrouiller la question, en la présentant sous un autre jour, saint Eucher assimile le cheval au saint et que l’anonyme de Clairvaux identifie le Diable avec le bœuf. Pour le pauvre **âne** , il n’est guère plus ménagé par Hugues de Saint-Victor qui le targue de stupidité, par saint **Grégoire le Grand** qui le taxe de paresse, par Pierre de Capoue qui l’inculpe de luxure ; il faut observer cependant que saint Méliton l’associe, à cause de son humilité, au Christ et que les exégètes font de l’**ânon** que Jésus chevaucha, le jour des Palmes, une figure des gentils, de même qu’ils font de l’**ânesse** , qui le mit bas, la figure des juifs.
Enfin, deux bêtes domestiques, chères à l’homme, le **chien** et le **chat** , sont généralement honnies par les mystiques. Le chien, modèle du péché, dit Petrus Cantor, bête des querelles, ajoute Hugues de Saint-Victor, est l’animal qui retourne à son vomissement ; il manifeste aussi ces réprouvés dont parle l’Apocalypse et qu’on doit chasser de la Jérusalem céleste ; baptisé du nom d’apostat par saint Méliton, il est traité de moine rapace par saint Pacôme, mais Raban Maur le relève un peu de ces interdits, en lui conférant le titre de symbole des confesseurs.
Le **chat** qui ne s’introduit qu’une fois dans la Bible, au livre de Baruch, est invariablement condamné par les naturalistes d’antan ; ils lui reprochent d’être le simulacre de la traîtrise et de l’hypocrisie et l’accusent de vendre sa peau au Diable pour lui permettre de se montrer sous son apparence aux sorciers.
Durtal tourna encore quelques pages, avisa que le **lièvre** décelait la timidité et la peur, de même que le **colimaçon** , la paresse : inscrivit l’opinion d’Adamantius qui incrimine de légèreté et de moquerie le **singe** ; celle de Pierre de Capoue et de l’anonyme de Clairvaux garantissant que le **lézard** qui rampe et se cache dans les murs est, au même titre que le **serpent** , l’emblème du mal ; consigna le sens spécial d’ingratitude révélé par le Christ pour la **vipère** , car il qualifie de la sorte la race des juifs (…)
Voyons, en attendant, j’ai autre chose pour vous, fit l’abbé, s’adressant à Durtal, voici quelques titres que j’ai relevés pour votre étude sur les bêtes expressives du Moyen Âge. Vous avez lu le _De Bestiis et aliis rebus_ d’Hugues de Saint-Victor ?
— Oui.
— Bon, vous pourrez encore consulter Albert le Grand, Barthélemy de Glanville, Pierre de Bressuire ; enfin j’ai inscrit sur ce papier la série des Bestiaires : celui d’Hildebert, de Philippe de Thann, de Guillaume de Normandie, de Gautier de Metz, de Richard de Fournival ; seulement, il vous faudra aller à Paris pour vous les procurer dans les bibliothèques.
— Et cela ne me servirait pas à grand’chose, répliqua Durtal. J’ai compulsé jadis plusieurs de ces recueils et ils ne contiennent aucun renseignement qui puisse m’être utile au point de vue du symbolisme. Ce ne sont que des descriptions fabuleuses d’animaux, des légendes sur leurs origines et sur leurs moeurs ; le _Spicilegium Solesmense_ et les _Analecta_ de Dom Pitra, sont autrement instructifs. Avec eux, avec saint Isidore, saint Épiphane, Hugues de Saint-Victor, l’on a le chiffre du langage imagé des monstres.
C’est toujours la même chose ; depuis le Moyen Âge il n’existe en français aucun travail complet sur le symbolisme, car l’ouvrage de l’abbé Auber sur ce sujet est un leurre. (…) Il n’y a rien à attendre, en somme, des volumes techniques et c’est dans la Bible et dans la liturgie, sources premières de la science des symboles, qu’il convient de pêcher. À propos, monsieur l’abbé, n’aviez-vous pas des remarques à me communiquer sur le Belluaire des Écritures ? (…)
— J’ai trié à votre intention, d’après les études spéciales de Fillion et de Lesêtre, les erreurs commises par les traducteurs de la Bible lorsqu’ils affublèrent de noms chimériques des bêtes réelles, dit l’abbé Plomb. Voici, en quelques mots, le résultat de mes perquisitions.
Il n’y a jamais eu de faune mythologique dans les Livres Saints. Le texte hébreu a été défiguré par ceux qui le transférèrent en grec et en latin ; et ce bestiaire si étrange, qui nous déconcerte dans certains chapitres d’Isaïe et de Job, se réduit simplement à une nomenclature d’êtres connus.
BM Rouen, Ms 1044 folio 16.
Ainsi les **onocentaures** et les **sirènes** dont le prophète nous entretient sont tout bonnement des **chacals** , si l’on examine les mots hébraïques qui les désignent. La**lamie** , ce vampire mi-serpent, mi-femme, comme la wivre, est un oiseau de nuit, le **chat-huant** ou la **chouette** ; les **satyres** , les**faunes** , les créatures velues dont il est question dans la Vulgate ne sont, au demeurant, que des **boucs** sauvages, des « schirim », ainsi que la langue mosaïque les nomme.
La bête qui s’annonce tant de fois dans la Bible, sous le titre de **dragon** , est indiquée, dans le texte original, par des termes différents ; et tantôt ces vocables déterminent le serpent et le crocodile et tantôt le chacal ou la baleine ; enfin, la fameuse licorne, l’unicorne des Écritures, n’est autre que le bœuf primitif, l’**auroch** sculpté sur les bas-reliefs assyriens et dont la race se meurt, reléguée maintenant dans le fond de la Lithuanie et du Caucase.
— Et le **behemot** et le**léviathan** que mentionne Job ?
— Le mot behemot est le pluriel d’excellence de l’hébreu. Il marque une bête prodigieuse, énorme, telle que le rhinocéros ou l’hippopotame. Quant au léviathan, il est une sorte de reptile démesuré, de boa gigantesque.
— Tant pis, s’écria Durtal, la zoologie imaginative était plus drôle ! (…)
— Je pense, dit l’abbé Plomb, qui réfléchissait, je pense que l’on pourrait, ainsi que nous l’avons tenté, un jour, pour la flore mystique, dresser une liste des péchés capitaux, composés par des bêtes.
— Évidemment — et sans peine encore. — L’orgueil est particularisé par le **taureau** , par le **paon** , par le **lion** , par l’**aigle** , par le **cheval** , par le **cygne** , par l’**onagre** , selon Vincent de Beauvais.
L’avarice, par le **loup** et, suivant Théobald, par l’**araignée** ; pour la luxure, nous avons le **bouc** , le **porc** ,**le crapaud** , l’**âne** ; la mouche qui, selon saint Grégoire le Grand, retrace les désirs insolents des sens ; pour l’envie, l’**épervier** , le **hibou** , la **chouette** ; pour la gourmandise, le **pourceau** et le **chien** ; pour la colère, le **lion** et le **sanglier** , le **léopard,** d’après Adamantius ; pour la paresse, le **vautour,** le **colimaçon** , la **bourrique** ; le **mulet** , au dire de Raban Maur.
Quant aux vertus opposées à ces vices, l’on peut traduire l’humilité par le **bœuf** et l**’âne** ; le détachement des biens d’ici-bas, par le **pélican** , symbole de la vie contemplative ; la **chasteté** , par la **colombe,** par l’**éléphant** ; il est vrai que cette version de Pierre de Capoue est démentie par d’autres mystiques qui accusent l’**éléphant** de superbe et le qualifient de « pêcheur énorme » ; la charité, par la **calandre** et le pélican ; la tempérance, par le **chameau** qui, envisagé sous un autre jour, stipule avec son nom de « gamal » d’extraordinaires furies ; la vigilance, par le **lion** , le **paon** , par la **fourmi** que citent l’**abbesse Herrade** et l’anonyme de Clairvaux, surtout par le **coq** auquel saint Eucher et tous les symbolistes confient ce sens.
Ajoutons que la colombe résume, en elle, toutes ces qualités, est la synthèse même de ces vertus.
— Oui, et elle est la seule, avec l’agneau, que Satan délaisse et dont il n’ose usurper l’aspect ; aussi n’est-elle jamais attifée d’un fâcheux renom, fit l’abbé Gévresin. (…)
— Les animaux sont encore utilisés dans l’iconographie des saints, reprit l’abbé Plomb. Autant que je puis me souvenir, l’**âne** sert d’enseigne à saint Marcel, à saint Jean Chrysostome, à saint Germain, à saint Aubert, à sainte Françoise Romaine, à d’autres encore ; le cerf à saint Hubert et à saint Rieul ; le **coq** à saint Landry et à saint Vit ; le **corbeau** à saint Benoît, à saint Apollinaire, à saint Vincent, à sainte Ida, à saint Expédit ; le **daim** à saint Henri ; le **loup** à saint Waast, à saint Norbert, à saint Remacle, à saint Arnoud ; l’**araignée** est la caractéristique de saint Conrad et de saint Félix de Nole ; le **chien** , de saint Godefroy, de saint Bernard, de saint Roch, de sainte Marguerite de Cortone, de saint Dominique, lorsqu’il porte une torche enflammée dans sa gueule ; la **biche,** de saint Gilles, de saint Leu, de sainte Geneviève de Brabant, de saint Maxime ; le **pourceau** , de saint Antoine ; le **dauphin** , de saint Adrien, de saint Lucien, de saint Basile ; le **cygne** de saint Cuthbert et de saint Hugues ; le **rat** , de saint Gontran et de sainte Gertrude ; le**bœuf** , de saint Corneille, de saint Eustache, de saint Honoré, de saint Thomas d’Aquin, de sainte Lucie, de sainte Blandine, de sainte Brigitte, de saint Sylvestre, de saint Sébald, de saint Saturnin ; la **colombe** est l’apanage de saint Grégoire le Grand, de saint Rémy, de saint Ambroise, de saint Hilaire, de sainte Ursule, de sainte Aldegonde, de sainte Scolastique dont l’âme s’envola, sous cette forme, au ciel.
Et cette liste pourrait s’accroître indéfiniment ; parlerez-vous dans votre étude, de ces compagnons des saints ?
— Au fond, la plupart de ces attributions relèvent non de la symbolique, mais bien de l’histoire et de la légende ; aussi n’ai-je pas l’intention de m’en occuper spécialement.
1. Peut-être une référence au _Ci-dit_ (XIVe siècle). ↩︎
_J’ai pris la liberté de faire quelques coupes et d’ajouter une poignée d’enluminures en guise d’illustrations._ _Huysmans appartenait sans conteste à l’écolemelvillienne des digressions didactiques et savourait les mots rares autant que les auteurs obscurs, ce qui n’enlève rien à la précision et l’exactitude de ses références. Les interrogations de son héros sur le sens à donner à chaque composante du bestiaire chrétien (erreur de traduction ? folklore ? _exemplum _?) sont encore souvent d’actualité pour les curieux de l’histoire culturelle des animaux médiévaux._
_Image de bannière : BnF, MSGrec 2737, folio 3r._
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